« Sinon, hiver » est un projet de recueil qui n’a pas abouti. L’un de ses points de départ est le titre d’un livre d’Anne Carson, If not, winter : de la trentaine de pages qui composaient mon texte ne sont restées que trois courtes séries, parues sous la forme d’un tryptique éclaté dans trois revues :
la première fois ce n’était pas toi que j’avais vue mais ton reflet qui ajustait dans le miroir ses cheveux couverts de sueur et de pluie tu avais monté l’escalier tourné à droite ton reflet aussi était parti
avec ta voix petite ton oreille droite qui n’entend pas et ta gaucherie tu avais feutré mon électricité d’une curieuse douceur rendu mes mots attentifs (comme par jeu on s’était tus)
abrités de la nuit sous un toboggan rouillé nous y avions trouvé la Russie entre deux averses partout les réverbères s’étaient éteints seule nous éclairait une petite fenêtre où toi lente moi hâte nos reflets s’étaient découverts c’était le printemps dans nos gestes
pendant que l’on parlait tu avais tourné dix fois ton verre sur la table cinq jours d’un coup étaient passés : de l’autre côté de la porte on venait de changer de saison · je ne savais plus quel jour on était ardents comme une neige sur une peau nue
(loin après longtemps derrière j’y repenserai à cette fenêtre entrouverte aux saisons de cette nuit au son de tes doigts sur mon corps)
je ferme les yeux écoute mon corps ma chair mes muscles entre tes mains bras droit quinze degrés ouest genou gauche dix centimètres sud autour de moi tu tournes articules mon corps une phrase de l’espace n’en laisses pied droit trente degrés nord hanche droite vingt degrés ouest tangue bras jambe cou bassin torse pied main tête aisselles phrase s’allonge orteil coude orteil genou hanches main cou bassin cuisse bras torse tremble mains moites peaux collent tes regards me blessent tourne mon pied tourne ma hanche tourne ma droite s’élève ta peau me brûle je tombe
je passe la tête un bras l’autre ajuste le col bouton après bouton je referme ta peau sur la mienne · j’enserre ta paume en mes doigts te tire à moi te glisse en et entre et sur toi coule ma joie de toi · par le store des gouttes de soleil se couchent en ton sexe baigné d’ombre m’y glisse lumineusement te bois d’un trait à l’autre ton goût est d’août
trois hivers trois automnes deux printemps à nous dévorer comme qui aurait pensé cela possible et qui aurait cru l’amour comestible érotophages nous rassasions repus nous reposons l’un dans l’autre l’un de l’autre trois hivers trois automnes deux printemps qui ont traversé nos vies comme un sourire et les mûres étaient si bonnes qui coloraient nos lèvres sous le toboggan rouillé qu’on aurait pu en oublier de faire refaire l’amour entendre à nouveau le bruit des lèvres d’en haut sur les lèvres d’en bas
le matin tombe par la fenêtre le souvenir d’une neige russe : au fond du jardin elle a déshabillé l’arbre plus nu que nos jours ensemble (qui désormais escortera la nuit ?)
la mi-saison s’avance froide entre nous : dehors des flocons blancs tombent d’un plafond bleu et le soleil n’y peut rien dans la chambre les toiles d’araignée sont des cerfs-volants de cristal (je broie du gris, pas noir tout à fait)
dans cet hiver creusé bas tu dégorges de tendresse la tisses aux murs en peins les draps les meubles tes yeux ridés de regards ta bouche gercée de mots tandis que cousue ma colère au plancher j’attends que revienne du blanc dans ma vie sur mes yeux (quand donc est tombée la dernière feuille de l’arbre ?)
pousse tes doigts sous ma peau saigne noir de nuit repais-toi de cette guerre : (cette année il n’y aura pas de solstice entre nous : hiver, toujours)
Le premier des trois textes qui paraîtra courant 2022 dans Verso a été primé au concours international de poésie de la Sorbonne sous le titre « Stockholm ».
Dans les mêmes numéros de ces revues, on trouve des textes amis : Alban Kacher a publié quelques-uns de ses magnifiques poèmes grecs dans le n°132 d’Arpa, tandis que Victor Malzac (avec qui je coédite la revue Point de chute) a donné une série de textes pour le n°98 de Traversées.